Au front

Non, non, sergent, c’est bien gentil,

Mais tu peux garder ton fusil.

J’en veux pas même pour mettre des fleurs.

J’aime pas jouer avec la peur.

Je sais qu’l’ennemi est aux frontières,

Qu’il est, bien sûr, héréditaire.

Je sais que pour nous est le droit,

Mais pour l’instant l’ennemi c’est toi...

Puisque tu m’envoies à la mort

Sans un scrupule, sans un remord.

Tu espères un autre galon,

C’est pas ça qui t’rendra moins con.

Et puis quand on est artisan

Ou ouvrier, ou paysan,

L’ennemi n’est pas celui qu’on croit :

Il est la dîme, il est la loi.

C’est vrai qu’y m’tirent dessus d’en face,

Mais qu’est ce que tu veux que j’y fasse ?

Eux seront p’t’êtr’ des assassins,

Mais j’me salirai pas les mains.

Ce pauvr’ couillon dans sa tranchée,

J’veux pas l’changer en macchabée.

Il a sûr’ment dans son pays

Des gosses qui tiennent à sa vie.

Ce putain d’nid de mitrailleuses

Que tu voudrais mettre en veilleuse,

On peut le contourner sans doute,

Mais tu veux payer l’prix qu’ça coûte.

Regarde-moi, regarde sergent !

Mes vêtements sont tâchés de sang,

C’est celui de mes camarades

Morts dans la boue, morts par bravade.

Tu trouves pas que ça va comme ça ?

T’en veux ‘cor, t’es un bon soldat !

Moi, à force, tout ça, ça m’fatigue

J’me sens pas l’âme du fils prodigue.

J’aim’rais juste revoir mes enfants,

Ma femme, mon chien, ma vieille maman,

Rire encore avec mes copains,

Manger et boire, lire des bouquins.

Je n’veux pas gagner de médaille,

J’veux pas jouer dans cette tripaille.

J’aim’rais changer de pantalon,

J’m’y suis oublié, c’est poltron.

Non, j’suis pas fait pour le courage

Et devant ton aréopage,

J’suis prêt à dire encore une fois

Que mon pays n’a pas b’soin d’moi.

D’ailleurs, je n’ai pas de patrie

Surtout quand elle réclame ma vie.

Mon pays c’est la terre entière.

Les hommes sont ma famille, mes frères.

Je sais qu’tu vas m’tuer, sergent,

Pour rébellion, soulèvement.

Tu as une mission à remplir :

Moi, ton ennemi, à faire mourir...